dimanche 11 décembre 2016

Julien Gracq professeur



En 1928, Louis Poirier, plus connu sous son pseudonyme de Julien Gracq, a été reçu au baccalauréat avec mention Très bien. Admis en classe préparatoire au Lycée Henri IV à Paris, il suivit les cours de philosophie d'Alain. En 1930, Louis Poirier fut admis à l'École normale supérieure et suivait en parallèle des cours à l'École libre des sciences politiques (il en sortit diplômé en 1933). 
Choisissant d'étudier la géographie, en hommage à Jules Verne, dira-t-il par la suite, il fut l'un des élèves d'Emmanuel de Martonne et d'Albert Demangeon, deux grands géographes. En 1934, Louis Poirier publia son premier texte, un article en partie issu d'un mémoire universitaire, "Bocage et plaine dans le sud de l'Anjou", qui parut dans les Annales de géographie. La même année, il fut reçu à l'agrégation d'histoire et géographie, et affecté, d'abord à Nantes, au lycée Clemenceau où il avait été élève, puis à Quimper. 
Mobilisé lors de la drôle de guerre et la défaite, il fut fait prisonnier dans un stalag par les Allemands et libéré en 1941 suite à une infection pulmonaire. Julien Gracq reprit alors ses activités d'enseignement, au lycée d'Angers d'abord, puis, à partir de 1942, à l'université de Caen en qualité d'assistant de géographie, où il entama une thèse sur la morphologie de la Basse-Bretagne, qu'il n'acheva cependant pas. 
En 1946, Louis Poirier quitta l'université de Caen. Il fut nommé l'année suivante au lycée Claude-Bernard de Paris, où il enseigna l'histoire-géographie jusqu'à sa retraite en 1970. 

Voici des extrait d'un entretien donné par Julien Gracq en 1995, à propos de l'un de ces ancien élève, devenu écrivain. 
 "Vous avez écrit de Jean-René Huguenin : «Il avait été mon élève. Mais d'un élève on ne sait rien.» Gardez-vous quand même un souvenir précis de l'adolescent Huguenin, et du groupe qu'il pouvait former autour de lui ? 
 Julien Gracq : "J'ai eu Huguenin comme élève en troisième, puis dans une classe de terminale. Il est certain - surtout en histoire - qu'on n'a pas des rapports directs, très fournis, avec les élèves; on ne les a que trois heures par semaine, cela reste un peu anonyme. Mais j'ai un souvenir assez net de Huguenin, et surtout d'une espèce de remous qui se promenait autour de lui dans la classe. 
Une classe, ce n'est pas seulement quarante élèves et autant d'individualités : c'est aussi des agrégats. On perçoit cela très vaguement du bureau où on parle, mais on voit bien, à l'entrée, à la sortie, qu'il y a des attractions qui se produisent, des petits groupes qui se forment, par affinités ou hostilités... 
Et visiblement, Huguenin était le centre d'un de ces groupes. Il y avait là surtout Renaud Matignon, qui a dû le suivre dans toute sa scolarité - en ce qui concerne Jean-Edern Hallier, je ne suis pas sûr de l'avoir eu comme élève, quoi qu'il le dise... - et puis quelques autres. 
Huguenin n'était pas un élève particulièrement brillant; c'était un bon élève, travailleur, dont je crois qu'il ne portait pas un intérêt spécial par ailleurs à l'histoire et à la géographie... Mais il avait une physionomie, je me rappelle très bien qu'il tranchait sur les autres - d'abord, par une espèce d'aisance physique, et puis par un certain détachement coupant. C'était une personnalité, qui devait en imposer à ce groupe. Voilà l'idée qu'il m'a laissée de lui au lycée. 
(...) 
Je repense à ce sujet au lycée Claude-Bernard, où je l'ai eu comme élève: la première année où j'y ai enseigné, j'avais une sixième, que je n'ai pas gardée ensuite; j'ai eu des troisièmes, des terminales... Chaque classe avait son étage, son couloir. Et à l'interclasse, quand les élèves de sixième sortaient, c'était une véritable danse de Saint-Gui, ils remuaient bras et jambes de tous les côtés! 
Chez ceux de cinquième et de quatrième, cela diminuait - pour en arriver à ceux de terminale, qui, à côté, étaient presque des petits vieux: il n'y avait pas de bruit, ils parlaient tout doucement, ils hochaient la tête avec sagacité... C'est incroyable combien cela va vite, combien, entre onze et dix-sept ans, la vitalité cesse de s'extérioriser! C'est comme un feu qui pétille, et puis après... ce sont des braises.

Voici maintenant ce que l'élève, devenu écrivain, disait de son professeur : "Cette voix ouatée, secrète, qui chuchote la fin de ses phrases est celle de mon ancien professeur d’histoire au lycée Claude-Bernard, Julien Gracq. A cette époque, ses élèves ne connaissaient pas ce nom. Nous ne savions rien de lui. Sa réserve nous intimidait. Il avait le sourire trop rare, le regard trop froid. Nous pressentions un mystère. Ce mystère qui avait inquiété une classe de première, passionna d’un seul coup le monde littéraire et son public.
Jean René Huguenin, Une autre jeunesse, Edition du Seuil, 1965. 

Alain Jaubert, un autre élève de monsieur Poirier au lycée Claude-Bernard, a raconté ses souvenirs de classe dans le Magazine Littéraire de décembre 1981 (merci Barbara !) : 
"Mais monsieur Poirier n'était que le prof d'histoire-géo et jamais il une nous parla de littérature. de petite taille, un visage sévère aux tempes rasées, les cheveux coupés "au bol",, souvent vêtu de costumes sombres, toujours cravaté, l'énigmatique personnage impressionnait suffisamment pour n'avoir jamais besoin d'élever la voix. Je crois bien que toute sa carrière il ne connut aucun chahut. On ne le voyait jamais traîner dans les couloirs ni dans la cour de récréation comme ces professeurs un pu trop familier qui recherchaient la camaraderie de leurs élèves. Il surgissait de nulle part, à l'heure précise, accrochait son manteau, montait sur l'estrade s'asseyait devant son pupitre où il étalait, toujours de la même façon, ses carnets, un stylo, sa montre aussi je crois. Il ne souriait jamais. Au début du cours, il demandait le cahier de classe,, faisait rapidement l'appel, convoquait successivement au tableau trois ou quatre élèves qu'il interrogeait, puis, d'une voix monocorde, reprenait son cours exactement là où il l'avait arrêté à la fin de l'heure précédente. 
les évènements historiques que nous vivions alors - Budapest la guerre d'Algérie le 13 mai 1958 - et qui nous agitait tant,ne provoquait chez lui pas lem oindre commentaire. Et, de toute façon, même s'il improvisait pour nous à partir de ses notes un cours bien à lui, distinct du livre officiel il ne débordait jamais du programme. Il ne dépassait pas non plus l'heure qui lui était impartie. Précis, méticuleux, il s'arrangeait pour que son discours s'achève à la seconde même où se déclenchait les sonneries. Il refermait alors ses carnets, remettait son stylo dans sa poche enfilait son manteau et repartait exactement comme il était venu, sévère, songeur discret. 
A cette discrétion extrême il fit une fois une entorse. Au moment où il traitait de la puissance économique des Etats - Unis, il évoqua soudain un récent voyage à travers le continent nord-américain. Et pour nous décrire à la fois le gaspillage à l'américaine le sens du travail et le mythe du "self made man", (...). Ce souvenir de voyage, c'était comme une obscène confidence sur sa vie privée. 
(...) 
Un soir tard,, comme j'arrivai à la Cinémathèque, rue d'Ulm,où, à la dernière séance on projetait l'Age d'or je tombai sur Gracq. Il me vit, parut surpris et même gêné de rencontrer un de ses élèves à une heure si tardive et dans ce lieu insolite.Il ne dit rien. Et moi, je fis semblant de ne pas le voir.
Le lendemain, au début du cours d'histoire,, il m'appelait, ce qu'il n'avait encore jamais fait, et m'interrogea sur la politique de Guillaume II. Je n'avais pas même jeté un coup d'oeil sur mes notes de cours ni sur le Mallet-Isaac et je ne savais donc rien du dernier des Hohenzollern. Aucun des noms que monsieur Poirier me jeta comme autant de bouées de sauvetage - Hohenlohe, Bülow, Bethmann - Hollweg - n'ayant déclenché en moi la moindre étincelle, il me fit une remarque cinglante sur mon manque de travail, et le masque encore plus sévère que d'habitude, me renvoya à ma place.
Je crois bien qu'il avait voulu me signifier par là qu'il n'était que le professeur d'histoire et rien d'autre."

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