mercredi 27 octobre 2010

Un très beau texte sur l'histoire et le roman historique

C'est tiré de l'Avant-propos de Gaule & France d’Alexandre Dumas, publié en 1833.

"L’histoire de France, grâce à messieurs Mézeray, Vély, et Anquetil, a acquis une telle réputation d’ennui, qu’elle en peut disputer le prix avec avantage à toutes les histoires du monde connu : aussi le roman historique fut-il chose complètement étrangère à notre littérature jusqu’au moment où nous arrivèrent les chefs-d’œuvre de Walter Scott. Je dis étrangère, car je ne présume pas que l’on prenne sérieusement pour romans historiques le Siège de la Rochelle, de madame de Genlis, et Mathilde, ou les Croisades, de madame de Cottin. Jusqu’à cette époque nous ne connaissions donc réellement que le roman pastoral, le roman de mœurs, le roman d’alcôve, le roman de chevalerie, le roman de passion, et le roman sentimental. L’Astrée, Gil Blas, le Sofa, le petit Jehan de Saintré, Manon Lescaut, et Amélie Mansfield, furent les chefs-d’œuvre de chacun de ces genres.
Il en advint que notre étonnement fut grand en France lorsque, après avoir lu Ivanhoe, le Château de Kenilworth, Richard en Palestine, nous fûmes forcés de reconnaître la supériorité de ces romans sur les nôtres. C’est que Walter Scott aux qualités instinctives de ses prédécesseurs joignait les connaissances acquises, à l’étude du coeur des hommes la science de l’histoire des peuples ; c’est que, doué d’une curiosité archéologique, d’un coup d’œil exact, d’une puissance vivifiante, son génie résurrectionnel évoque toute une époque, avec ses moeurs, ses intérêts, ses passions, depuis Gurth le gardien de pourceaux jusqu’à Richard le chevalier noir, depuis Michaël Lambourn le spadassin, jusqu’à Elisabeth la reine régicide, depuis le chevalier de Léopard jusqu’à Sallah-Eddin le royal médecin : c’est que sous sa plume enfin, hommes et choses reprennent vie et place à la date où ils ont existé, que le lecteur se trouve insensiblement transporté au milieu d’un monde complet, dans toutes les harmonies de son échelle sociale, et qu’il se demande s’il n’est pas descendu par quelque escalier magique dans un de ces univers souterrains comme on en trouve dans les Mille et une Nuits.

Mais nous ne nous rendîmes point ainsi tout d’abord, et nous crûmes longtemps que cet intérêt inconnu que nous trouvions dans les romans de Walter Scott tenait à ce que l’histoire d’Angleterre offrait par ses évènements plus de variétés que la nôtre. Nous préférions attribuer la supériorité que nous ne pouvions nier à l’enchaînement des choses, plutôt qu’au génie de l’homme. Cela consolait notre amour-propre, et mettait Dieu de moitié dans notre défaite. Nous étions encore retranchés derrière cet argument, nous y défendant du moins mal qu’il nous était possible, lorsque Quentin Durward parut et battit en brèche le rempart de nos paresseuses excuses. Il fallut dès lors convenir que notre histoire avait aussi ses pages romanesques et poétiques ; et, pour comble d’humiliation, un Anglais les avait lues avant nous, et nous ne les connaissions encore que traduites d’une langue étrangère. Nous avons le défaut d’être vaniteux ; mais en échange nous avons le bonheur de ne pas être entêtés : vaincus, nous avouons franchement notre défaite, par la certitude que nous avons de rattraper quelque jour la victoire.

Notre jeunesse, que les circonstances graves de nos derniers temps avaient préparée à des études sérieuses, se mit ardemment à l’œuvre ; chacun s’enfonça dans la mine historique de nos bibliothèques, cherchant le filon qui lui paraissait le plus riche ; Buchon, Thierry, Barante, Sismondi et Guizot en revinrent avec des trésors qu’ils déposèrent généreusement sur nos places publiques, afin que chacun pût y puiser. Aussitôt la foule se précipita sur le minerai, et pendant quelques années il y eut un grand gaspillage de pourpoints, de chaperons et de poulaines ; un grand bruit d’armures, de heaumes et de dagues ; une grande confusion entre la langue d’Oil et la langue d’Oc : enfin du creuset de nos alchimistes modernes sortirent Cinq-Mars et Notre-Dame de Paris, deux lingots d’or pour un monceau de cendres.
Cependant les autres tentatives, tout incomplètes qu’elles étaient, produisirent du moins un résultat, ce fut de donner le goût de notre histoire : mauvais, médiocre ou bon, tout ce qui fut écrit sur ce sujet fut à peu près lu, on se figura que l’on connaissait aussi leurs chroniques. Chacun alors passa de la science de l’histoire générale au désir de connaître l’histoire privée : cette disposition d’esprit fut habilement remarquée par les Ouvrards littéraires : il se fit aussitôt une immense commande de mémoires inédits ; chaque époque eut son Brantôme, sa Motteville et son Saint-Simon ; tout cela se vendit jusqu’au dernier exemplaire : il n’y eut que les Mémoires de Napoléon qui s’écoulèrent difficilement : ils arrivaient après la Contemporaine.

L’école positive cria que tout cela était un grand malheur ; qu’on n’apprenait rien de réel ni de solide dans les romans historiques et avec les mémoires apocryphes ; que c’étaient des branches fausses et bâtardes qui n’appartenaient à aucun genre de littérature, et que ce qui restait de ces rapsodies dans la tête de ceux qui les avaient lues ne servait qu’à leur donner une idée inexacte des hommes et des choses, en les leur faisant envisager sous un faux point de vue ; que d’ailleurs l’intérêt dans ces sortes de productions était toujours absorbé par le personnage d’imagination, et que, par conséquent, c’était la partie romanesque qui laissait le plus de souvenirs. On leur opposa Walter Scott, qui certes a plus appris à ses compatriotes de faits historiques avec ses romans que Hume, Robertson et Lignard avec leurs histoires : ils répondirent que cela était vrai, mais que nous n’avions rien fait qui pût se comparer à ce qu’avait fait Walter Scott ; et sur ce point ils avaient raison : en conséquence, ils renvoyaient impitoyablement aux chroniques mêmes ; et sur ce point ils avaient tort. À moins d’une étude particulière de langue, que tout le monde n’a pas le temps de faire, et qui cause une fatigue que les hommes spéciaux ont seuls le courage de supporter, nos chroniques sont assez difficiles à lire depuis Villehardoin jusqu’à Joinville, c’est -à-dire depuis la fin du douzième siècle jusqu’à la fin du quatorzième.
(…)
Le lecteur se trouve, par conséquent, enfermé entre l’histoire proprement dite, qui n’est qu’une compilation ennuyeuse de dates et de faits rattachés chronologiquement les uns aux autres ; entre le roman historique, qui, à moins d’être écrit avec le génie et la science de Watler Scott, n’est qu’une lanterne magique sans lumière, sans couleur et sans portée, et enfin entre les chroniques originales, source certaine, profonde et intarissable, mais d’où l’eau sort si troublée qu’il est presque impossible à des yeux inhabiles de voir le fond à travers les flots.
(…)
La grande difficulté, selon nous, est de se garder de ces deux fautes, dont la première, nous l’avons dit, fut de maigrir le passé comme l’a fait l’histoire, et la seconde de défigurer l’histoire comme l’a fait le roman."

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