dimanche 11 décembre 2016

Sauvé par les livres

Voici un extrait d'un entretien accordé par Edouard Louis (de son vrai nom Eddy Bellegueule), auteur d'Histoire de la violence et de En finir avec Eddy Bellegueule. Il y parle de la lecture et des livres, qui ont changé sa vie. Vous aimiez lire, petit ?
"Pas du tout. Il n’y avait aucun livre à la maison. Pour nous, les livres, c’était un peu le symbole de la vie qu’on n’aurait jamais, de tout ce qui nous excluait. Alors on les excluait en retour, comme une vengeance. On se vengeait de la culture. Même au lycée, au début, je ne lisais pas : j’ai fait un bac littéraire, mais je n’ai lu aucun des livres au programme, seulement des fiches, parce que je gardais cette haine de la culture légitime. C’était pourtant des livres super, que maintenant j’adore…"
Quand se produit votre rencontre avec la littérature ?
"En terminale, avec Juste la fin du monde, de Jean-Luc Lagarce. A l’époque, je fais huit heures de théâtre par semaine : même si je lis peu, je suis bien obligé d’apprendre mes scènes ! Et cette année-là, c’est Lagarce qui est au programme.
Au début, je trouve cette langue trop difficile, presque insupportable. Mais soudain je comprends le texte, et je vois ma vie de manière complètement différente. L’histoire de ce fils d’un milieu populaire, qui en part et y revient, cette distance, cet arrachement avec sa famille… Tout ça avait déjà commencé pour moi depuis que j’étais au lycée. Je lis ce livre, et j’entre alors dans une détresse des origines, car je comprends ma place au monde."
Quand vous publiez votre premier roman, vous êtes étudiant à l’ENS, et quatre ans ont passé depuis votre bac. Que vous arrive-t-il entre-temps ?
"Je lis Retour à Reims, de Didier Eribon, et c’est après Lagarce le deuxième grand marqueur de ce que je me sens devenir. Avant le bac, plusieurs enseignants m’avaient conseillé de faire une prépa. Mais le rêve, pour moi, c’était l’université, ce qu’on voyait à la télévision avec ma famille. Je me suis donc inscrit à l’université d’Amiens, en histoire et en sociologie… jusqu’à ce que la mère d’un ami me conseille Retour à Reims.
L’histoire de ce garçon qui quitte Reims pour vivre à Paris, qui commence à écrire pour les grands journaux, qui se lie d’amitié avec des gens comme Bourdieu, Duras, Foucault… Je lis, je me dis : « C’est ma vie ! »… et je me rends compte que c’est faux. Car à cette époque-là, je ne lis quasiment pas. Et je n’ai encore jamais pensé à écrire."
Et alors ?
"Alors c’est une immense secousse. Je rencontre Didier Eribon, qui présente son livre à Amiens dans le cadre d’un séminaire universitaire. Je lui demande ce que je dois lire, il me conseille Spectres de Marx de Derrida et La Distinction de Bourdieu, et puis Duras bien sûr.
Je suis ses conseils. Au début, je ne comprends rien. Je me souviens d’heures passées à pleurer tout seul devant mes livres… Mais je m’acharne, et à force la lecture devient de moins en moins difficile. Et l’idée d’aller à Paris grandit… jusqu’à ce que je le fasse.
Je me rends compte que beaucoup des gens que je lis sont passés par l’ENS, je découvre que depuis quelques années il est possible d’y entrer depuis l’université, je travaille pendant deux ans, comme un fou… Et ça marche."

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